lundi 26 décembre 2011

Le comportement des Américains, vu par Jean-Paul Sartre

Le comportement des Américains, vu par Jean-Paul Sartre

NB : Ce texte a été enregistré le 25.11.2008 du site http://www.dedefensa.org/ ; il a été reproduit ici car aucun lien ne pointe vers ledit texte à l'intérieur du site Dedefensa.


• L’extrait est en fait un article paru dans Le Figaro en février 1945. Pour un accès plus récent, le texte a été repris dans Situations, III, Gallimard, Paris 1976.
• L’auteur, Jean-Paul Sartre, philosophe français, auteur dramatique, chroniqueur et activiste politique. Sartre s’est beaucoup intéressé à l’Amérique et a été, notamment après la guerre, l’un des moteurs de l’anti-américanisme de gauche en France, avec Simone de Beauvoir, Claude Roy, etc.
• Les circonstances de ce texte, d’abord paru sous forme d’article, renvoient à un voyage que Sartre vient d’effectuer aux USA à la fin de 1944. Il rapporte des impressions de voyageur, plutôt du pris-sur-le-vif avec les réflexions que cela suscite, qu’une réflexion théorique.
• La situation de cet extrait permet d’aborder le problème du comportement individuel aux USA, de la façon dont il est à la fois conditionné et orienté. Sartre esquisse une observation remarquable : comment la société US établit des bornes infranchissables pour le comportement de la plupart des individus (conformisme), et comment, ensuite, à l’intérieur de l’espace social délimité par ces bornes, elle autorise la liberté du comportement (individualisme).

Individualisme et conformisme aux États-Unis

Comment parler sur 135 millions d'Américains? Il faudrait avoir vécu dix ans ici et nous y passerons six semaines. On nous dépose dans une ville où nous piquons quelques détails, hier Baltimore, aujourd'hui Knoxville, après-demain la Nouvelle-Orléans, et puis nous nous envolons, après avoir admiré la plus grande usine ou le plus grand pont ou le plus grand barrage du monde, la tête pleine de chiffres et de statistiques.
Nous aurons vu plus d'acier et d'aluminium que d'êtres humains. Mais peut-on parler sur l'acier? Quant aux « impressions », elles viennent quand elles veulent.
Les uns nous disent : « Tenez-vous-en aux faits ! »
Mais quels faits? La longueur en pieds de ce chantier de constructions navales ou le bleu électrique du chalumeau oxhydrique dans là lumière pâle de ce hangar ? Si je choisis, je décide déjà de ce qu'est l'Amérique.
Et les autres, au contraire : « Prenez du recul ! » Mais je me méfie de ces reculs qui sont déjà des généralisations. Je décide donc de livrer mes impressions et mes constructions personnelles, sous ma propre responsabilité. Cette Amérique peut-être que je la rêve. En tout cas, je serai honnête avec mon rêve : je l'exposerai tel que je le fais.
Et, aujourd'hui, je voudrais vous donner mon impression à propos de ces deux « slogans » contradictoires qui courent les rues de Paris : « L'Américain est conformiste » et « L'Américain est individualiste ».
J'avais entendu parler comme tout le monde du fameux « creuset » américain qui, à des températures de fusion diverses, transforme un Polonais, un Italien, un Finlandais en citoyens des États-Unis. Mais je ne savais pas très exactement ce que cela voulait dire.
Or j'ai rencontré un Européen en voie de fusion dès le lendemain de mon arrivée. On m'a présenté, dans le grand hall du Plaza, à un homme brun, de taille assez modeste, qui, comme tout le monde ici, parlait en nasillant un peu et sans qu'on vit bouger ses lèvres ni ses joues, qui riait de la bouche, mais non des yeux, par accès brusques, qui s'exprimait en bon français, mais avec un fort accent, en truffant ses discours de barbarismes et d'américanismes.
Comme je le félicitais de sa connaissance de notre langue, il me répondit avec étonnement : « Mais c'est que je suis français. » Il est né à Paris, n'habite l'Amérique que depuis quinze ans et, avant la guerre, retournait en France tous les six mois.Pourtant, l'Amérique le possède déjà jusqu'à moitié. Sa mère n'a jamais quitté Paris ; lorsqu'il parle de « Paname », avec un accent volontairement canaille, il ressemble beaucoup plus à un Yankee qui veut montrer sa connaissance de l'Europe qu'à un Français exilé qui se rappelle son pays. Il se croit obligé, par instant, de m'envoyer des clins d'œil coquins en me disant : « Ah ! Ah ! La Nouvelle-Orléans, belles femmes ! » Mais il obéit plutôt, ce faisant, à la représentation qu'on se fait du Français en Amérique qu'au désir de se créer une complicité avec un compatriote. « Belles femmes », et il rit, mais à froid, le puritanisme n'est pas loin, je me sens glacé.
J'avais l'impression d'assister à une métamorphose d'Ovide : le visage de cet homme est encore trop expressif, il a gardé ce mimétisme un peu agaçant de l'intelligence qui fait reconnaître partout une tête française. Mais bientôt il sera arbre ou rocher. Je me demandais avec curiosité quelles forces puissantes devaient entrer en jeu pour réaliser si sûrement et si rapidement ces désintégrations et ces intégrations.
Or ces forces sont douces et persuasives. Il suffit de se promener dans les rues, d'entrer dans un magasin, de tourner un bouton de radio pour les rencontrer, pour en sentir l'effet sur soi comme un souffle chaud.
En Amérique — du moins celle que je connais — vous n'êtes jamais seul dans la rue : les murs vous parlent. A droite, à. gauche, ce sont des affiches, des réclames lumineuses, d'immenses vitrines qui contiennent simplement un grand panneau avec un montage photographique ou des statistiques. Ici c'est une femme au visage bouleversé qui tend ses lèvres à un soldat américain; là, c'est un avion qui lance des bombes sur un village et, sous l'image, ces mots : « Plus de bombes, des bibles. » La nation marche avec vous, elle vous donne des conseils et des ordres. Mais elle le fait à mi-voix et elle a souci d'expliquer minutieusement son injonction : pas un commandement qui ne s'accompagne d'un bref commentaire ou d'une image justificative, qu'il s'agisse d'une .réclame pour un produit de beauté (Aujourd'hui plus que jamais vous devez être belle. Soignez votre visage pour son retour; achetez la crème X) ou de la propagande en faveur des War Bonds.
Hier, je déjeunais au restaurant de Fontana, un village artificiel qui s'est construit autour d'un grand barrage du Tennessee.
Le long de la route qui mène à ce barrage et que parcourent sans relâche des camions, des autos, des wagonnets, une grande affiche reproduit sous forme de dessins sans parole une parabole sur la solidarité dans le travail : deux ânes attachés l'un à l'autre s'efforcent de s'approcher de deux tas de foin assez éloignés. Chacun tire sur le licol en sens inverse. Les voilà qui s'étranglent à demi. Mais ils ont compris : ils se rapprochent et se mettent à brouter gentiment tous les deux ensemble le premier tas de foin ; lorsqu'ils l'ont mangé, nous les voyons entamer de concert le second.
Visiblement c'est à dessein qu'on a banni tout commentaire, il faut que le passant tire de lui-même la conclusion. On ne lui fait pas violence, bien au contraire, l'image est un appel à son intelligence. Il est obligé de l'interpréter, de la comprendre, on ne la lui assène pas comme faisait la propagande nazie avec ses affiches criardes. Elle reste en demi-teinte, elle réclame son concours pour être déchiffrée. Et quand il a compris, c'est comme s'il avait formé la pensée lui-même, il est plus qu'à demi persuadé.
Dans les usines, on a installé des haut-parleurs partout. Ils ont mission de lutter contre l'isolement de l'ouvrier en face de la matière.
Si vous parcourez cet immense chantier naval, aux environs de Baltimore, vous retrouvez d'abord cette dispersion humaine, cette grande solitude des travailleurs que nous connaissons bien en Europe : les hommes masqués penchés sur des plaques d'acier manoeuvrent tout le jour le chalumeau oxhydrique. Mais, dès qu'ils mettent leur casque, ils peuvent entendre la musique. Et la musique, c'est déjà un conseil qui s'insinue sournoisement en eux, c'est déjà du rêve dirigé. Et puis la musique cesse et on leur donne des informations sur la guerre ou sur leur travail.
Lorsque nous avons quitté Fontana, l'ingénieur qui s'était aimablement dévoué à nous promener partout nous conduisit dans une petite pièce vitrée où un disque de cire vierge tournait, déjà prêt à enregistrer notre voix. Il nous expliqua que tous les étrangers qui avaient visité le barrage avaient, à leur départ, résumé leur impression au micro. Nous n'avons eu garde de refuser à un hôte si bienveillant; ceux d'entre nous qui savaient l'anglais ont parlé et on a enregistré leur discours. Demain, il sera retransmis au chantier, à la cafeteria, dans toutes les maisons du village et les ouvriers seront incités à poursuivre leur travail en apprenant avec joie l'excellente impression qu'ils ont faite sur des étrangers.
Ajoutez à cela les conseils de la radio, des correspondances dans les journaux et surtout l'action des innombrables associations dont le but est presque toujours éducatif.
Vous voyez que le citoyen américain est bien encadré.
Mais ce serait une erreur de voir là une manoeuvre oppressive du gouvernement ou des grands capitalistes américains.
Sans doute le gouvernement actuel fait la guerre, il est obligé d'user, pour la propagande de guerre, de semblables méthodes. Sans doute aussi un de ses soucis principaux est-il éducatif.
Par exemple, dans le Tennessee, où les fermiers ruinaient la terre en semant chaque année du maïs, il s'efforce de leur apprendre peu à peu à laisser reposer le sol en variant d'année en année les cultures ; et pour atteindre son but il a entremêlé les dons (électricité à bas prix, irrigation gratuite) et les raisonnements. Mais il s'agit ici d'un phénomène beaucoup plus spontané et beaucoup plus diffus.
C'est vraiment du cœur de la collectivité que jaillit cette tendance éducative : chaque Américain se fait éduquer par d'autres Américains et il en éduque d'autres à son tour. Partout à New-York, dans les collèges et hors des collèges, il y a des cours d'américanisation.
On y enseigne tout : à coudre, à faire la cuisine, à flirter même. Il y a un cours, dans un collège new-yorkais, sur la façon dont une jeune fille doit s'y prendre pour se faire épouser par son flirt. Dans tout cela, il s'agit moins de former un homme qu'un Américain pur. Seulement l'Américain ne distingue pas entre la raison américaine et la raison tout court. Tous les conseils qui émaillent sa route sont si parfaitement motivés, si pénétrants qu'ils se sent bercé par une immense sollicitude qui ne le laisse jamais seul et sans recours.
J'ai connu de ces mères de famille « modernes » qui ne commandaient rien à leurs enfants sans d'abord les persuader d'obéir. Elles s'assuraient sur eux un prestige plus total et peut-être plus redoutable que si elles avaient usé de menaces et de coups. De la même façon l'Américain, dont on sollicite, à toute heure du jour, la raison et la liberté, met son point d'honneur à faire ce qu'on lui demande : c'est en agissant comme tout le monde qu'il se sent à la fois 1e pas raisonnable et le plus national, c'est en se montrant le plus conformiste qu'il se sent le plus libre.
Car, autant que je puis juger, les traits qui caractérisent la nation américaine sont à l'inverse de ceux qu'Hitler a donnés à l'Allemagne, que Maurras a voulu donner à la France.
Pour Hitler (ou pour Maurras), un raisonnement est bon pour l'Allemagne si d'abord il est Allemand. Toujours suspect s'il a une petite odeur d'universalité.
Au contraire, la spécialité de l'Américain c'est de tenir sa pensée pour universelle. On reconnaît là une influence du puritanisme que je n'ai pas à démêler ici. Mais surtout il y a cette présence concrète, quotidienne, d'une Raison de chair et d'os, d'une Raison qu'on voit. Aussi ai-je trouvé chez la plupart de mes interlocuteurs une foi naïve et passionnée dans les vertus de la Raison. Un Américain me disait un soir : « Enfin, si la politique internationale était l'affaire d'hommes raisonnables et sains, est-ce que la guerre ne serait pas supprimée pour toujours ? » Des Français qui étaient présents lui dirent que la chose n'allait pas de soi et il se fâcha. « Allez, leur dit-il, avec un mépris indigné, allez construire des cimetières ! » Pour moi, je ne dis rien, la discussion entre nous n'était pas possible : je crois au mal et il n'y croit pas.
C'est cet optimisme à la Rousseau qui l'écarte de notre point de vue lorsqu'il s'agit de l'Allemagne nazie. Pour admettre les atrocités, il lui faudrait admettre que l'homme peut être tout entier mauvais. « Croyez-vous qu'il y ait deux Allemagnes ? », me demanda un médecin américain. Je lui répondis que je ne le croyais pas.
— Je comprends, me dit-il. Vous ne pouvez pas penser autrement, parce que la France a beaucoup souffert. Mais c'est dommage.
Ici intervient la machine : elle aussi est un facteur d'universalisation. De l'objet mécanique, en effet, il n'est généralement qu'une façon de se servir ; celle qui est indiquée sur le prospectus qui l'accompagne. Du tire-bouchon mécanique, du frigidaire ou de son automobile, l'Américain se sert en même temps que tous les autres Américains et de la même façon qu'eux. D'ailleurs, cet objet n'est pas fait sur mesure ; il s'adresse à n'importe qui, il obéira à n'importe qui pourvu qu'on sache l'utiliser comme il faut.
Ainsi l'Américain, dans le tramway, quand il enfonce son nickel dans la fente, dans le métro, au bar automatique, se sent n'importe qui. Non pas une unité anonyme, mais un homme qui a dépouillé son individualité et qui s'est élevé jusqu'à l'impersonnalité de l'Universel.
C'est cette liberté totale dans le conformisme qui m'a frappé d'abord : aucune ville n'est plus libre que New-York ; vous pouvez y faire ce que vous voulez. C'est l'opinion publique qui fait la police elle-même. Conformistes par liberté, dépersonnalisés par rationalisme, identifiant dans un même culte la Raison universelle et leur Nation particulière, tels me sont d'abord apparus les quelques Américains que j'ai rencontrés.
Mais presque aussitôt j'ai découvert leur profond individualisme. Cette liaison du conformisme social et de l'individualisme est peut-être ce qu'un Français aura, de France, la plus grande peine à comprendre. Pour nous, l'individualisme a gardé la vieille forme classique de « la lutte de l'individu contre la société et singulièrement contre l'État ». Il n'est pas question de cela en Amérique. D'abord, l'État n'a longtemps été qu'une administration. Depuis quelques années, il tend à jouer un autre rôle, mais cela n'a pas modifié les sentiments des Américains à son égard. C'est « »leur État, c'est l'expression de « leur » Nation : ils ont pour lui un profond respect et un amour de propriétaire.
Pour peu que l'on se soit promené quelques jours à New-York; on ne peut manquer de percevoir la liaison profonde du conformisme américain et de l'individualité. Prise dans sa longueur et dans sa largeur — à plat —, New-York est la ville la plus conformiste du monde. A partir de Washington Squard et si l'on excepte l'antique Broadway, pas une rue oblique ou tournante : une dizaine de longs sillons parallèles remontent tout droit de la pointe de Manhattan vers la rivière Harlem ; ce sont les avenues, elles sont traversées par des centaines de sillons plus petits que leur sont rigoureusement perpendiculaires.
Ce quadrillage, c'est New-York : les rues se ressemblent tant qu'on ne leur a pas donné de nom, on s'est borné à leur assigner, comme aux soldats, un numéro matricule.
Mais si vous levez le nez tout change : en hauteur, New-York est le triomphe de l'individualisme. Les buildings échappent par le haut à toute réglementation urbaniste, ils ont vingt-sept, cinquante-cinq, cent étages, ils sont.gris, bruns, blancs, mauresques, médiévaux, Renaissance ou modernes. Dans le bas Broadway ils se pressent les uns contre les autres, écrasant de minuscules églises noires et puis ils s'écartent, tout à coup, et laissent entre eux un trou béant de lumière. Vus de Brooklyn ils m'ont semblé avoir la solitude et la noblesse des bouquets de palmiers prés des rivières dans le Souss marocain : des bouquets de gratte-ciel que l'oeil cherche toujours à réunir et qui se défont toujours.
Ainsi l'individualisme américain m'est apparu d'abord comme une troisième dimension.
Il ne s'oppose point au conformisme, il le suppose au contraire; mais il est, au sein du conformisme, une direction nouvelle, en hauteur ou en profondeur.
D'abord il y a la lutte pour la vie — et elle est très âpre. Chaque individu veut réussir — c'est-à-dire gagner de l'argent. Mais il ne faudrait pas y voir l'avidité ou seulement le goût du luxe. L'argent n'est aux États-Unis, me semble-t-il, que le signe nécessaire mais symbolique de la réussite. On doit réussir parce que la réussite prouve les vertus morales et l'intelligence et aussi parce qu'elle indique qu'on bénéficie de la protection divine.
Et puis on doit réussir parce que, seulement alors, on pourra se poser, en face de la foule, comme une personne. Voyez les journaux américains : tant que vous n'avez pas réussi, il est vain d'espérer que vos articles paraîtront comme vous les avez remis. On coupera, on taillera. Mais si vous avez un nom qui fait de l'argent, alors tout est changé : on passera sans coupures ce que vous écrivez, vous avez acquis le droit d'être vous-même.
De même au théâtre : une dame très versée dans la littérature française et connue dans les milieux d'édition, me demandait si, éventuellement, j'aurais plaisir à ce qu'une pièce de moi fût jouée aux États-Unis. Je lui répondis que j'en serais heureux, si à ce qu'on m'avait dit, les metteurs-en-scène n'avaient pas l'habitude de remanier d'eux-mêmes le texte qui leur était soumis. Elle parut fort étonnée et « s'ils ne le font pas, dit-elle, qui le fera ? Ce que vous avez écrit est fait pour être lu. Mais ils doivent travailler dessus pour qu'on puisse l'entendre. »
Ainsi l'individualisme en Amérique, dans la lutte pour la vie, est surtout l'aspiration passionnée de chacun vers l'état d'individu. Il y a des individus comme il y a des gratte-ciel en Amérique, il y a Ford, il y a Rockefeller, il y a Hemingway, il y a Roosevelt. Ils sont des modèles et des exemples.
En ce sens les buildings sont des ex-votos à la réussite, ils sont, derrière la statue de la Liberté, comme les statues d'un homme ou d'une entreprise qui se sont élevés au-dessus des autres. Ce sont d'immenses entreprises publicitaires construites par des particuliers ou par des collectivités, en grande partie pour manifester leur triomphe financier. Leurs propriétaires n'occupent qu'une faible partie des locaux et louent le reste. Aussi n'est-ce pas à tort qu'ils m'ont paru symboliser l'individualisme new-yorkais. Ils marquent tout simplement que l'individualité, aux États-Unis, se conquiert. C'est pour cela, sans doute, que les New-Yorkais m'ont paru si passionnément attachés à une économie libérale.
Pourtant chacun connaît la puissance des trusts aux États-Unis — ce qui représente en somme une autre forme d'économie dirigée. Mais le New-Yorkais n'a pas perdu le souvenir de cette époque où un homme pouvait gagner une fortune par ses propres moyens. Ce qui lui répugne dans l'économie dirigée c'est lé fonctionnarisme. Ainsi, assez paradoxalement, cet homme qui se laisse si docilement conduire dans sa vie publique et privée est intransigeant lorsqu'il s'agit de son « job ». C'est qu'il place là son indépendance, son initiative et sa dignité de personne.
Pour le reste, il y a les « associations ». On comptait en 1930 que Washington contenait plus de cent cinquante agences centrales d'associations et de groupements. Je n'en citerai qu'une : la Foreign Policy Association.
A quelque 17e étage, nous avons rencontré « autour d'une tasse de thé » quelques-unes de ces grandes femmes à cheveux gris, aimables, un peu froides, intelligentes comme des hommes, qui, depuis la guerre, représentent la majorité dans ces associations. Elles nous ont raconté comment, en 1917, un certain nombre de personnes, intimement persuadées que les États-Unis entraient dans la guerre sans .sien connaître de la politique extérieure, avaient décidé de consacrer leur temps libre à donner au pays la culture qui lui manquait.
La Ligue a 26.000 adhérents aujourd'hui, 300 sections dans les différents États. Plus de 600 journaux reçoivent sa documentation. Les hommes politiques consultent ses publications. Elle a d'ailleurs renoncé à informer le grand public : elle informe les informateurs (savants, professeurs, prêtres, journalistes). Toutes les semaines, elle publie un bulletin comportant l'étude d'une question internationale et un commentaire des événements de Washington; une fois par quinzaine elle envoie aux journaux une documentation qu'ils reproduisent ou utilisent partiellement.
Imagine-t-on dans la France de 1939, une association de cette espèce documentant Bonnet où Daladier et envoyant ses périodiques à Maurras pour l'Action Française et à Cachin pour L'Humanité ?
Mais ce qui m'a frappé surtout, ce sont les derniers mots de notre hôtesse : « Ce qu'il y a, m'a-t-elle dit, c'est que nous protégeons l'individu. Hors des ligues, un homme est seul ; dans les ligues, il est une personne; et il se protège contre chacune en appartenant à plusieurs. » On voit le sens de cet individualisme : il faut d'abord que le citoyen s'encadre et se protège, il faut qu'il passe un contrat social avec d'autres citoyens de son espèce. Et c'est cette collectivité réduite qui lui conférera sa fonction individuelle et sa valeur de personne. A l'intérieur de l'association il prendra des initiatives, il pourra mener une politique personnelle et influencer, s'il en est capable, l'orientation collective.
Autant le solitaire éveille de méfiance aux États-Unis, autant on y favorise cet individualisme dirigé, encadré. C'est ce que montrent, sur un tout autre plan, les tentatives que font les chefs d'industrie pour encourager l'auto-critique chez leur personnel.
Lorsque l'ouvrier est syndiqué, lorsque la propagande gouvernementale et celle du patronat l'ont suffisamment intégré à la communauté, alors on lui demande de se distinguer des autres et de faire preuve d'initiative. Nous avons rencontré plus d'une fois, à l'entrée des usines, des kiosques aux couleurs vives où sont exposés, derrière une vitre, les perfectionnements proposés par des membres du personnel et les photos de leur inventeur, qu'on prime fréquemment.
J'en ai dit assez, j'espère, pour faire comprendre comment le citoyen américain est soumis, de sa naissance à sa mort, à une force d'organisation et d'américanisation intense, comment il est d'abord dépersonnalisé par un appel constant à sa raison, à son civisme, à sa liberté et comment, lorsqu'il est dûment encadré dans la nation, par des organisations professionnelles et par les ligues d'édification morale et d'éducation, il récupère soudain sa conscience de lui-même et son autonomie de personne ; libre à lui de s'échapper alors vers un individualisme presque nietzschéen que symbolisent les gratte-ciel dans le ciel clair de New-York. De toute façon, ce n'est pas, comme chez nous, l'individualisme, mais le conformisme qui est à la base : la personnalité doit se conquérir, elle est une fonction sociale ou l'affirmation de la réussite.

mercredi 7 décembre 2011

Poésie & mathématiques


Tout est parti de ceci : « Est béni des dieux le prof qui a su faire aimer de ses élèves la poésie ou les mathématiques ! »


   Au sujet de la poésie, comme toi, c’est en seconde que ma relation à cet art a pris un tournant décisif et définitif ; en effet, cette année-là , en nous rendant la correction d’un poème que j’ai fait, à sa demande, le professeur m’a dit, sans ménagement, qu’il était nul ; je n’ai pas osé demander d’explication et il ne m’en a pas fourni. Ce jour-là j’ai considéré que je ne pourrais jamais comprendre quoi que ce soit à la poésie et je n’en ai plus fait et surtout je n’en ai plus lu. Ceci, jusqu’à ces dernières années où j’ai commencé à comprendre que le professeur de Seconde avait commis une grave erreur ! Néanmoins je dois ajouter, à sa décharge, que je n’étais pas, sauf ce jour-là, le dernier de ses élèves, loin s’en faut ; avec le recul je pense qu’il est fort probable que j’avais du le froisser les jours précédents et qu’il avait trouvé avec le poème fautif l’occasion de solder ses comptes avec moi ; Il peut, bien entendu, y avoir une autre raison dont je n’ai pas idée. Qu’il soit, ici, pardonné.

   Bien qu’aucun des professeurs que j’ai fréquentés ne m’aie ni encouragé ni découragé dans cette voie,  je me suis très tôt pris de passion pour les mathématiques et il aurait été bien difficile pour quiconque, professeur ou non de m’en détourner, ceci tant que l’enseignement consistait en cours, exercices et devoirs ; après avoir obtenu une Licence, puis un DEA (Diplôme d’Etudes approfondies) je me suis inscrit à un Doctorat du 3ème cycle  tout en exerçant an tant qu’assistant au sein de mon Université ; hélas, à la suite d’un certain nombre d’observations, j’ai compris que je n’irai pas bien loin ; parmi ces observations, dont l’exposé détaillé ne présente pas d’intérêt, je cite  la dépendance totale à l’égard du directeur de recherches ; j’ai préféré ne pas m’attarder dans ce qui m’apparaissait comme une impasse et je me suis orienté vers des études d’ingénieur, ouvertes aux titulaires de licence es sciences.

mardi 6 décembre 2011

Quand @PierreDeruelle se met en colère....


Quand @PierreDeruelle se met en colère et nous propose ( sur Tweeter, le 4 Décembre 2011) de lire et méditer ce texte de Jean Jaurès :

     "Et dans tous les pays européens, en Allemagne comme en France, en Autriche comme en Espagne, la politique intérieure est incertaine, confuse, flottante, entre une démocratie libérale ou radicale dont les forces d’élan s’épuisent et qui a peur des idées générales et une démocratie socialiste et ouvrière encore inorganique, trop faible encore et trop divisée pour imprimer aux événements une marche vigoureuse et définie. Ce n’est que par la force d’idées claires et vastes que les nations échapperont à ces incertitudes épuisantes et à ces crises

     Deux grands faits se dégagent, qui commandent une grande action. D’abord, la cause principale de la cherté de la vie, c’est la rupture d’équilibre qui s’est produite partout dans le monde entre la puissance de la production agricole, trop négligée et la force croissante de consommation des masses humaines agglomérées par la civilisation industrielle. Il faut que les sociétés humaines adoptent toutes un plan méthodique pour développer partout la productivité du sol, pour intéresser les peuples, dans l’Ancien Monde comme dans le Nouveau, au travail agricole, pour ramener vers le perfectionnement technique de l’agriculture universelle une large part des capitaux absorbés par les exigences fébriles et les fantaisies onéreuses des villes de fumée, d’électricité, de fièvre et de luxe.

     Et en second lieu, il faut, par un effort immense, mettre un terme à ce régime de paix armée, de la déloyauté générale et du gaspillage militaire qui ruine et affole les nations, qui creuse les budgets, aggrave les impôts, paralyse les affaires, secoue le crédit, surexcite les défiances et prépare des secousses de misère et de sauvagerie, des spasmes de révolution brutale dont la responsabilité retombera toute entière sur ceux qui ne veulent pas voir. Si l’action politique de demain n’est pas conduite par ces idées générales, elle ne sera qu’intrigue et expédient : et le monde humain n’ira à son but que par des ornières cahotantes et ensanglantées.
Jean Jaurès - 6 novembre 1911.

jeudi 1 décembre 2011

Discours de Réception de M. Angelo Rinaldi à l'Académie Française

 Nota bene : 1. Ce texte a été récupéré auprès du site de l'Académie française, actuellement, en rénovation et reproduit, ici, de manière provisoire; ceci afin de rendre grâce à l'écrivain et académicien Angelo Rinaldi qui a démissionné de la présidence de l'association Défense de la langue Française pour protester contre la remise d'un prix à un journaliste du Figaro.(ici)
2. Il est rappelé que, dans son discours de réception, le nouvel académicien se doit de faire l'éloge de son défunt prédécesseur.



 Réception de M. Angelo Rinaldi DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 21 novembre 2002

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     M. Angelo Rinaldi, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. José Cabanis, y est venu prendre séance le jeudi 21 novembre 2002, et a prononcé le discours suivant :
    esdames et Messieurs de l’Académie, 
     Vous voudrez bien accepter que je prenne appui sur l’exemple du génie, comme on s’aide d’une canne pour avancer. Ce soutien, je le demande à Charles Baudelaire qui a, une fois pour toutes, défini l’état d’esprit de qui aspire à l’honneur d’entrer dans vos rangs. « Si je me déterminais à ne solliciter vos suffrages que lorsque je m’en sentirais digne, je ne les solliciterais jamais. » Jamais, un mot que le poète se plaît à souligner dans sa lettre de candidature. Cette lettre, il l’adresse à votre secrétaire perpétuel, qu’il ne pouvait espérer d’appeler, un jour, par un prénom féminin, lorsque s’établissent ces rapports d’amitié et de confiance qui ne sont pas l’un des moindres bonheurs que réserve votre Compagnie. Ni Hélène, ni Jacqueline ni Florence pour Charles. Devant lui se dresse, en redingote, M. Abel Villemain, découvreur et traducteur d’inédits de Cicéron, à qui nous ne pensons peut-être plus assez. À un autre correspondant, Baudelaire confesse : « Mon cher Flaubert, j’ai fait un coup de tête, une folie que je transforme en acte de sagesse par ma persistance. » On sent s’élargir en lui l’angoisse étreignant le gardien de but au moment du penalty, mais la partie, Baudelaire ne l’a jouera pas jusqu’au bout. Elle sera interrompue de son fait : l’amant de Jeanne Duval déserte une pelouse qui est, en somme, à vos couleurs, et retire sa candidature. On ne saurait donc vous reprocher de ne pas l’avoir accueilli sous cette coupole qui, comme un parachute ascensionnel, nous donne l’impression de nous élever. Ni lui ni quelques autres qui n’eussent sans doute pas eu l’heur de se plaindre de votre hospitalité, si seulement ils l’avaient sollicitée. De son propre aveu, Baudelaire se fût contenté d’obtenir trois voix afin de prouver à sa mère — si sceptique quant à son avenir — qu’il ne resterait pas un bon à rien, celui qui a dilapidé la moitié de l’héritage paternel en achat de paires de gants roses. Trois voix, c’eût été un brevet d’honorabilité. Poésie et roman n’ont jamais eu bonne presse auprès des mères ; elles leur préféreront toujours l’École polytechnique, qui commence par habiller chaudement ses élèves.
     Le candidat qui affirmerait que, dans l’aventure, il n’a pas pensé à ses parents, céderait sans doute à la pudeur. Vous me permettrez de m’en affranchir une seconde, ne serait-ce que pour faire mesurer le retentissement intime de votre bienveillance à mon égard – des faiblesses, somme toute, vous m’en avez pardonné d’autres. José Cabanis, dont j’ai scrupule, aujourd’hui, à occuper la place, comprendrait celle-là. Lui-même parvenu à l’âge où nul n’élude plus la fameuse question : « Avons-nous assez aimé ceux qui nous aimaient ? », répond sans complaisance dans le commentaire des lettres qu’il avait envoyées aux siens, quand il était un jeune homme réquisitionné par le S.T.O., en Allemagne. Si le remords n’abolit pas le passé, si la pénitence ne vient pas à bout de la névrose, la mélancolie n’est pas moins, en nous, le seul sentiment qui pense. José Cabanis, classe 1942, lui doit quelques-unes de ses meilleures pages. Nous y reviendrons.
     Mesdames et Messieurs de l’Académie, oserai-je vous avouer que je me sens aujourd’hui dans l’accomplissement de ce rite de passage comparable à l’initié qui, face aux Anciens silencieux et immobiles, d’une tribu d’Afrique centrale, a gravi un degré dans l’échelle de la connaissance, se trouvant, dès lors, pourvu d’une parole créatrice. Elle devrait établir désormais ma différence, un pouvoir divinatoire et curateur avec sa contrepartie qui n’est pas mince. À savoir, un statut potentiel de bouc émissaire, convaincu d’accointances avec la nuit sorcière et le monde à l’envers des doubles, menacé, en conséquence, par la souillure, la chute et la mort sans espoir de réveil. On voit les risques, que le candidat ne mesure peut-être pas assez. Je m’y expose volontiers pour n’être pas séparé de vous, et la mort, grâce à vos bontés, je l’attendrai au creux d’un fauteuil dans la posture perplexe de la dame assise de Copi. Elle ne parviendra sans doute pas à dissiper mon étonnement, puisque, de l’autre côté du miroir, parmi les ombres et la foule de noms illustres, j’aurai à souffrir autant de la comparaison que parmi les vivants. Une fois précisé que si je vous transporte en Afrique, c’est pour rappeler aussi que sur ce continent, se joue pour une large part l’avenir de la francophonie — aussitôt dit, je freine des quatre fers : votre règlement s’oppose à ce qu’un simple récipiendaire exprime un sentiment d’admiration pour ses collègues. Et nous devinons vite que c’est par délicatesse. Parce que dans votre Compagnie s’abolissent toutes les différences, qu’elles tiennent aux disciplines que vous représentez, aux convictions que vous illustrez. Au vrai, l’Académie est l’asile de cette égalité qu’une société toujours vouée à la reproduction et à la transmission du même, par un mécanisme de poupées russes sortant les unes des autres, tarde à pratiquer dans chaque domaine. Cela renforce chez vous le charme d’une courtoisie disparue ailleurs et par là, non moins révolutionnaire — presque olympique. N’accompagne-t-elle pas un sport où, longtemps, la France fut classée première ?
     L’égalité dans vos rangs et votre histoire, mélange les époques et le passé, comme des linges claquant au vent sur la même corde. Si, à cette place, le roi n’est toujours pas mon cousin, je puis estimer que Bussy-Rabutin, qui fut l’un de mes prédécesseurs, le devient un peu. L’auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules rivalisa d’esprit avec sa cousine, Madame de Sévigné, la verve de l’un excitant celle de l’autre. Dans l’espoir d’une pareille contamination, de quelle famille ne voudrait-on pas forcer la porte ? D’autant plus que, dans celle-ci, bien après Bussy, il y eut Jules Lemaître, grand critique, Tourangeau au savoir encyclopédique qu’un débutant prometteur — Jean Cocteau — initia, sur le tard, au charleston. Cocteau le dessine avec sa barbe de dieu du fleuve, ce qui va de soi dans une guinguette des bords de Marne, où l’oracle des lettres apprend à danser, justifiant par avance, et pour chacun, le mot de Mme Marlène Dietrich que vous pourriez reprendre : « La jeunesse, c’est mon avenir. »
     Sans vouloir démêler les raisons de votre générosité à mon endroit, j’aimerais cependant croire que l’une d’elles n’est pas sans lien avec mon lieu de naissance. Je voudrais me persuader que vous avez eu aussi à cœur de réparer un oubli. Depuis trois siècles et demi, compte tenu de la diversité de votre recrutement, toutes les provinces eurent un délégué parmi vous, à l’exception d’une seule. Celle d’où je viens, où certains cherchent à mettre au dictionnaire, non pas un bonnet rouge, mais une cagoule. Elle est incompatible avec la démocratie dont les rites se pratiquent à visage découvert. Quelques victimes d’une sorte de régression infantile s’efforcent, là-bas, de promouvoir, au détriment du français, un dialecte certes inséparable de la douceur œdipienne des choses, mais dénué de la richesse de la langue de Dante. À la surface des sentiments et des idées, le dialecte ne creuse pas plus profondément qu’une bêche, quand il faut, pour atteindre les profondeurs, les instruments du forage, d’une langue à chefs-d’œuvre, telle que le français, dont la garde, la défense et l’accroissement des richesses vous incombent. Peut-être, à travers un individu qui, Dieu merci, doit le principal à l’enseignement laïque d’une parole ne cessant d’annoncer au monde son affranchissement, peut-être avez-vous saisi une occasion de témoigner votre sympathie à une majorité invariable et républicaine. À une terre entourée de toutes parts d’eau, de préjugés, de drames archaïques et de gesticulations napolitaines, qui ne vous abusent pas quant à la réalité.
     Mesdames et Messieurs, vous me pardonnerez une confidence si elle a un rapport avec votre Compagnie. J’ai eu de bonne heure une idée de celle-ci à l’âge où l’on n’a des idées sur rien. Mais ce n’est pas, hélas ! un signe de précocité intellectuelle si elle entra dans mon imaginaire vers ma dixième année. C’est le fruit du hasard. Le jeudi, on m’envoyait me dépenser dans le parc d’un palace aujourd’hui en ruine. Ce jour-là, en allant, au préalable, saluer la cousine de mon père qui travaillait dans cet hôtel, je la retrouvai, transformée en dame du vestiaire, col Claudine et jupe noire, derrière une table, dans les salons dont les ors ternis brillaient sous la lumière des candélabres. La nombreuse assistance attendait la causerie d’un écrivain fameux, Pierre Benoit, qui fut des vôtres. Un romancier, je savais ce que c’était, au moins en gros ; un académicien, non. D’après les allusions à un certain habit, je l’assimilai à quelque préfet – un préfet qui eût, en quelque sorte, le gouvernement des corps immatériels que sont les héros de fiction. On nous apporta le couvre-chef, les gants qui n’étaient pas roses, et l’imperméable du conférencier qui gagnait l’estrade d’un pas souple. À l’intérieur du couvre-chef, je lus le nom d’un chapelier des Champs-Élysées. L’imperméable me parut taillé dans la même soie que la cape de Mandrake le magicien, mon héros de prédilection. Pierre Benoit, je ne l’observai que de loin : des cheveux plaqués amassaient sur sa tête la mousse qui, à la fin des pluies d’hiver, venait aux Pomones et aux Hercules de plâtre, sous les fenêtres de l’établissement. Mais, cette fois – miracle – la statue parlait. Au bout d’une heure, elle disparut sous les applaudissements, et nous avions toujours ses vêtements en dépôt. Qu’allions-nous en faire ? Qu’en avons-nous fait ? Ne serais-je pas, de quelque manière, en train de les rapporter Quai de Conti ?
     Pierre Benoit avait écrit un roman qui empruntait son titre à une région située à trente kilomètres de la ville qui le fêtait. On l’appelle le désert des Agriates. Pierre Benoit – l’année même où José Cabanis publiait son premier roman, L’Âge ingrat – était venu vérifier que le pays avait eu la politesse de correspondre avec ce qu’il en avait imaginé.
     De désert qui veuille l’ermite, le légionnaire et le chameau, il n’y en a pas, à proprement parler. On désigne sous ce vocable un foisonnement à tel point dense qu’il est inhabitable ; sans routes ni sentiers et, donc, sans panneaux de signalisation. Il se compare à l’état amazonien où se trouvait la langue française à l’époque où le cardinal de Richelieu a décidé d’envoyer en inspection ingénieurs, paysagistes, urbanistes et jardiniers qui allaient, sous son égide, former votre Compagnie. Comment le dernier arrivé ne rendrait-il pas au Cardinal l’hommage qui est de coutume, sans chercher ce qui n’a pas encore été dit à son sujet ?
     Le premier ministre de Louis XIII connut l’hostilité de l’opinion publique, l’ingratitude des princes et les menaces du parti de l’étranger, qui avait alors l’accent espagnol. À sa mort, avec cette perspicacité que la haine procure, ses ennemis cherchèrent encore à l’atteindre, à travers les objets de sa plus constante affection. À peine avait-il rendu l’âme, qu’ils tuèrent les chats avec lesquels il vivait, et qui le suivaient même à l’armée — ces chats qui lui avaient enseigné ce qui est sans prix pour un homme d’État : la patience devant les portes fermées. À titre de compagnons et de victimes, leurs noms figurent dans l’inventaire des biens d’Armand Duplessis, versé aux Archives nationales. Une fois, quelqu’un se devait de les évoquer, en ces lieux. Aujourd’hui, si nous regardons bien dans l’air environnant, peut-être distinguerons-nous leur sourire identique à celui que laissait, après chaque apparition, le chat de Lewis Carroll. Vous êtes ici chez vous, Félimare, Gazette, Lucifer, Lodoiska, la Polonaise, Pyrame et Thisbé, inséparables et si doux, et vous aussi, Serpolet, Rubis et Soumise. Vous étiez dans la pièce où le Cardinal dicta à un secrétaire les statuts de la neuve Académie.
     Peut-être, les sept vies que l’on prête à vos congénères ont-elles par osmose quelque chose à voir avec la durée de l’institution, qui s’augmente d’elle-même sans effort avec le passage des années. Peut-être, enfin, le dessin même de la Coupole correspond-il à l’arc de votre échine lorsque, de colère, vous vous dressez contre les prédateurs. Car vient le moment où le félin doit sortir ses griffes pour préserver des intrus son périmètre de chasse. De Bruxelles, qui est en Belgique, où il y a aussi Waterloo et quantité de cases de l’oncle Tom, ne cessent de partir les assauts contre la langue française, livrés par les tenants d’un idiome unique, c’est-à-dire l’anglais. La Commission européenne ne cherche-t-elle pas, maintenant, à l’imposer au monde de la publicité, au motif qu’il serait facilement compris de tous ? Par les technocrates, on n’en doute pas.
     On dit, parfois, que vous êtes conservateurs. C’est un contresens, et, du même coup, une louange. Car ce qui perd les conservateurs, c’est surtout le mauvais choix des choses à conserver. Depuis des siècles, vous escortez un trésor qui est le bien de tous, et que le peuple fabrique et utilise. Vous l’escortez, tels des convoyeurs de fonds, et c’est peut-être le sens d’une épée que nous devons à l’extrême générosité de nos amis. Vous maintenez au premier rang le rôle de la littérature. Ce qui ne se voit, sous cette forme, dans aucun autre pays. Vous détenez un aspect de la singularité du nôtre, et peut-être, au rythme où fond la souveraineté nationale, en aurez-vous, entre les mains, sa dernière parcelle — en fait, la plus précieuse, qui est même au-dessus des constructions juridiques. La francophonie est une patrie sans rivages ni frontières. Qui use du français, ou qui l’adopte, en est le citoyen de plein droit, et notre égal. On a distingué savamment entre le droit du sang et le droit du sol. Vous inventez un droit du songe qui, à travers le langage, nous raccorde à ces légendes dont un poète à pu dire, que s’il en était privé, un pays se condamnait à mourir de froid.
     Je n’ai pas eu besoin de désigner la province d’où je viens pour succéder à un autre provincial que je ne ferai pas oublier. Cette province fut, naguère, réputée pour le lyrisme de ses pleureuses qui, dans l’éloge des disparus, relayaient en solo le chœur du théâtre grec. J’ai eu le privilège d’approcher l’une des dernières, qui mourut centenaire au mitan des années soixante du siècle passé. Elle se rappelait comme d’une scène de la veille, l’impératrice Eugénie à bord d’une calèche roulant dans la poussière, alors qu’elle-même était une petite fille. Les paysans de la plaine, minés par la malaria, avaient conduit leurs rejetons sur le passage du cortège, afin qu’ils puissent, plus tard, témoigner d’avoir contemplé ce phénomène : une femme qui mangeait trois fois par jour, en oubliant le goûter, et n’était même pas obligée de finir son assiette. Eugénie, l’amie de Mérimée faisait escale dans l’île au retour d’un voyage officiel en Égypte. Hélas ! pour notre désagrément, les Bonaparte rentrent toujours d’Égypte. Celle-là courait rejoindre aux bals de Saint-Cloud, la farandole qui s’achèverait à Sedan.
     Le temps se dilate ou se contracte, pareil à une gomme que l’on mâche, et d’ailleurs, le temps existe-t-il se demande le philosophe Francis Kaplan – existe-t-il – s’il n’est qu’une affaire de subjectivité comme l’impression de rouge ou le goût sucré ? José Cabanis a dû remarquer que douze fauteuils seulement le séparaient du règne de Louis XIII. Empilés les uns sur les autres, en y ajoutant le sien, il n’est pas sûr qu’ils atteindraient la hauteur requise pour qu’un acrobate fasse pleuvoir sur nous ses confettis ou quelques grains d’or détachés par un mousquetaire des ferrets d’Anne d’Autriche.
     Pour la pleureuse que j’évoque, à qui la maladie communiquait à sa jambe le tremblement de la sibylle de Delphes en transe, c’était hier. La nuit ou le jour, on frappe à sa porte. On la surprend devant ses fourneaux. Elle dénoue son tablier afin de suivre l’émissaire de la famille endeuillée, qui la fera monter en croupe sur son mulet. Chemin faisant, dans la montagne, il lui fournira les détails sur la vie du disparu, et les circonstances de sa mort, quelquefois violente. Aussi, forte de ces renseignements, à son arrivée, sans même accepter un verre d’eau, ira-t-elle droit au pied du lit où repose cet inconnu qu’elle appelle maintenant par son prénom. En quarante quatrains — pas un de moins, pas un de plus — elle installe le trompe l’œil de l’éloge funèbre élargissant les perspectives, et transforme en Iliade la chronique d’un paysan jamais sorti de sa vallée. Quelle aubaine pour le lyrisme de la visiteuse, si la victime était encore jeune : une vie trop tôt interrompue autorise à rêver ce que nous eussions pu devenir en dominant nos fatalités intimes. La longévité diminue sans doute notre part de mystère, et la mort, qui réclame un style oratoire, convenait à merveille à une contrée de civilisation pastorale où, faute d’art, le meilleur de soi s’en allait par la bouche, qui exprimait tout le talent de l’individu. Il est peu probable que José Cabanis eût apprécié le grandiose du genre, en écrivain de la demi-teinte qu’il était, en représentant d’un milieu où il y a des bibliothèques depuis l’invention de l’imprimerie. Et c’est peut-être pour prévenir une offense à sa discrétion qu’il se chargea lui-même de rédiger sa nécrologie.
     Un éditeur avait eu l’idée de demander à des contemporains ce qu’ils souhaitaient que le public retînt et d’eux-mêmes et de leur œuvre, dans un dictionnaire où la rédaction de la notice les concernant leur était confiée. Jusqu’à un prix Nobel qui accepta de prendre la pose pour cette photo collective de classe où, chacun, comme au cimetière, ignore son voisin. Bien peu flairèrent le piège. Ai-je su, pour ma part, l’éviter en suggérant de placer devant ma tombe l’écriteau suivant : « En cas d’absence, prévenir le gardien » ? Quoi de plus naïf et de solitaire qu’un écrivain ? Il ne paraît souvent plein de lui-même que parce que les autres, à commencer par ses proches, ne le remplissent d’aucune attention. La réponse de Cabanis en trente lignes, c’est le récit, tout d’une traite d’un voyageur du train, avouant, soudain l’essentiel à un autre voyageur, dont la tête l’inspire, et qu’il ne reverra plus jamais par la suite. Nous sommes tous lourds de secrets que nous n’avons pas cherché à percer, que, souvent, nous ne méritions pas, d’aveux de détresse auxquels nous n’avons pas su répondre, nous détestant ensuite pour cela, notre capacité de réconfort toujours moins grande que le besoin d’être nous-mêmes consolés.
     À soixante-six ans, Cabanis reconnaît que ses romans lui valurent des prix littéraires enviés et des lecteurs, mais un critique ayant décrété que le dernier n’était pas bon, il avait résolu de n’en plus écrire. Et de préciser qu’« il se mit alors à composer des essais où se mêlaient littérature et histoire ». Qu’advint-il ? Je mets des guillemets dans ma voix : « Les vrais historiens et les amateurs sérieux d’Histoire se méfièrent du romancier. Les lecteurs de romans n’eurent aucun désir de connaître Montalembert, Lacordaire, Mgr Dupanloup et Mme Swetchine dont il paraissait faire ses délices. » Lacordaire. Combien savent maintenant que sa prédication, à Notre-Dame, attirait autant de garçons et de filles qu’aujourd’hui un concert de rock ?
     José Cabanis a étudié et aimé cette société intellectuelle et catholique qui, derrière la bannière de Lamennais, poussa l’Église à s’allier avec la liberté. Le narrateur de l’un de ses romans, Des jardins en Espagne, déclare que le crime est d’avoir fait haïr le Christ par ceux-là mêmes pour qui il était venu, et qu’il aimait. Si le XIXe siècle, dans sa première partie, s’achevant avec l’avènement de la bourgeoisie industrielle et l’exploitation des enfants à l’usine, intéresse tant le chrétien Cabanis, c’est que la partie était encore rattrapable. À travers l’engagement des intellectuels catholiques qui ont espéré le ralliement de l’Église à la démocratie, jusqu’à ce que Rome eût fulminé la condamnation du modernisme, Cabanis raconte une bataille comme si lui-même y avait participé. Mais les sons et les lumières nichés par ses soins dans les châteaux de la théologie, et le nombre des figurants mis en scène par le romancier intimiste s’adaptant de but en blanc au maniement des foules, ne lui valent qu’un succès d’estime. Va-t-il renoncer ?
     À la ligne quinze d’une confession d’autant plus sincère qu’elle fut livrée à la sauvette, et comme par jeu, on brûle d’appeler à la rescousse Pascal, et tel chanteur de variétés. Pascal qui dit : « Sil se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante. » Le chanteur a conquis les foules en révélant l’ambition qui tarabustait sans doute déjà notre ancêtre en train de dessiner au charbon sur les parois des grottes de Lascaux : « Je me voyais déjà en haut de l’affiche. » Après avoir publié son Michelet, José Cabanis, en haut de l’affiche, n’y figure toujours pas. Va-t-il renoncer ? Non, mais il décide alors de publier son journal intime où, selon ses dires, il « montre davantage sa grande oreille catholique ». Pour quel résultat ?
     La confidence suivante va nous le révéler. Ne semble-t-elle pas émaner du cœur d’un enfant, lorsque celui-ci n’a pas reçu de sa mère le baiser du soir, dans l’attente duquel tout manque dans la journée est supportable ? Au seuil de l’âge, il regrette qu’on ne lui ait pas dit « ce qui — je le cite — avait ouvert une glorieuse carrière à François Mauriac : « Vous êtes dans la voie royale, celle des René Bazin et des Henry Bordeaux. » Et il y a de l’ironie sous sa plume à citer ainsi des auteurs édifiants — je ne parle pas de Mauriac — lui, qui s’inscrivait en faux contre le concept de roman catholique parce que le romancier n’a d’obligation envers aucune doctrine et que, d’ailleurs, la conception du libre-arbitre, selon les théologiens, s’accorde avec la description de créatures déchirées, comme nous tous, par des volontés diverses, quand elles ne sont pas contradictoires. Un individu est riche aussi de ce qu’il a refusé d’accomplir, aussi riche de non que de oui.
     Mesdames et Messieurs, il ne vous a pas échappé, grâce à votre expérience, qu’il n’est au pouvoir d’aucun Sainte-Beuve d’empêcher l’éclosion d’une œuvre. Car les romans sont aussi imprévisibles qu’ils sont irrépressibles. Ils jalonnent, dans le cœur du romancier, une ligne de fracture identique à celle qui court dans les profondeurs du globe terrestre, où le craquement des masses sourdement en fusion, détermine à la surface l’activité des cratères ; mais jamais on n’a vu un volcan décider sa propre éruption, son couronnement par une flamme qui sera ou non aperçue de loin. Et le roman se compare à cette lueur : il est, pour l’auteur, ce point où la lumière culmine dans ce passage qui, pour le romancier, va de l’anonymat à l’oubli – surtout quand on a trop été célébré de son vivant. S’il ne correspond pas à l’envie sociale de devenir un écrivain, s’il répond à une nécessité – à un sursaut pour remédier à un affaissement intime – un roman n’est rien d’autre qu’une dépression nerveuse dominée par la syntaxe. Le Journal de Virginia Woolf, qui se jette à l’eau, son dernier manuscrit terminé, le prouve d’abondance.
     Aussi sommes-nous fondés à soutenir qu’écrire des romans est une occupation désespérée, mais non pas qu’elle est une occupation sérieuse, au sens du sérieux que la société réclame et considère. D’où le paradoxe : le romancier, insatisfait de sa vie, y renonce pour s’abandonner à une expérience encore plus affreuse : se plonger dans les horreurs du réel. Et ce serait la politique de Gribouille, glisser de l’affrontement de soi à une saisie partielle de la globalité du monde, s’il n’y avait l’hypothèse et l’espérance de ce que l’on rencontre au bout du chemin. Si pauvre qu’il soit lui-même, le romancier ressemble à ces rois de France qui s’en allaient, à la frontière, épouser des infantes, dont ils ne possédaient que le portrait approximatif en médaillon.
     Le roman nous met en marche vers un rendez-vous d’amour où l’on ignore qui l’on trouvera sous le réverbère, dans le brouillard de la fatigue. Et la promesse d’une forme vivante, qui effacera l’initiale sensation de vide, justifie par avance la peine que l’on s’inflige. Je dirai pourquoi, à mon avis, José Cabanis abandonna un genre qui n’est pas celui par lequel me furent d’abord révélés et son talent et sa musique. Cabanis était du Midi, il avait un prénom espagnol. Goya lui était si familier qu’il lui inspira un essai. Il connaissait donc l’arrastre, un terme qui désigne l’enlèvement du taureau hors de l’arène au moyen d’un train de mules ou de chevaux ; c’est donc l’arrastre de l’écrivain et de ses livres qui nous occupe.
     Mesdames et Messieurs de l’Académie, mon admiration pour mon prédécesseur remonte loin. Elle n’est pas de circonstance. Le prouvent des articles publiés à ce moment où, ne s’étant pas encore agrégé à votre Compagnie, il pouvait s’imaginer seul, dans une ville où, sans doute, il ne fut pas plus souvent regardé que, naguère, Cézanne ne le fut à Aix-en-Provence. Qu’un artiste vive loin de Paris étonne les habitudes françaises. Mais l’Académie – c’est sa supériorité – ne s’arrête pas aux habitudes. J’ai abordé l’œuvre de José Cabanis par la lecture de ses essais. Je suis monté dans le convoi qui était en marche, pénétrant, par chance, dans le compartiment réservé à Saint-Simon, non pas le fondateur du socialisme, mais le duc, qui était son grand-oncle. Cabanis pensait-il à Saint-Simon lorsque, depuis les fenêtres de sa maison à la campagne, il observait les coqs qui évoluaient dans la cour de son arche de Noé ? Saint-Simon qui se pousse, s’agite, bat de l’aile, est un coq perverti dans la ménagerie de Versailles. Il chante non pour saluer le lever du soleil, mais de rage, en souhaitant le coucher au plus vite du roi qui s’est identifié à l’astre, et à qui il ne pardonne pas de favoriser des serviteurs recrutés dans la bourgeoisie. Le roi préfère le talent à la naissance : Louis XIV est un progressiste. En abordant la lecture de cet ouvrage, je sais comme tout le monde que le sens de l’Histoire n’est pas la principale qualité du mémorialiste, et qu’il est apprécié pour d’autres raisons. Quel romancier esquivera jamais la rencontre avec un auteur qui commande sept mille personnages ?
     Quel utilisateur de notre langue parviendrait à oublier que les meilleures pages de notre littérature, nous les devons à des mémorialistes – de Commynes à Chateaubriand, le général de Gaulle fermant provisoirement la marche ? Il en est d’un bon livre comme d’une opération de la cataracte : notre champ de vision en est élargi. Soudain, avec Cabanis, on découvre que Saint-Simon procède à la manière de Buñuel dans le film L’Ange exterminateur, où une force mystérieuse empêche les invités de quitter les lieux de la fête, bien que les portes soient largement ouvertes. Condamnés à l’enfermement et au tête-à-tête, les uns et les autres ne gardent pas longtemps le masque sous lequel on se présente en société. Très vite, chacun se montre tel qu’il est. Les Mémoires de Saint-Simon sont le tableau de la décomposition voulue par le monarque, ses victimes sont réduites à une sorte de danse de feux-follets au-dessus du marécage. Imaginerait-on les majors des grandes écoles, les noms les plus fameux du pays, dans les arts aussi bien que dans la politique, n’avoir à présent pour ambition que d’être logés dans une cellule à la Santé ou à Fleury-Mérogis, où les trompettes de Lully sonneraient à l’heure de la promenade dans la cour ? Oui, sans doute, si la faveur des princes était, comme à Versailles, au prix d’une incarcération volontaire.
     Voilà la première chose que fait comprendre Cabanis par sa méthode qui est supérieure à celle du spécialiste : il ne choisit un sujet que par passion, et n’attend de récompense que dans son plaisir personnel. L’auteur qu’il aime, il s’en repaît. Ensuite, il s’en souvient. Et les citations composent la mèche lente, préparant la mise à feu. Et nous sommes guéris d’un préjugé si nous avons abordé Saint-Simon avec l’arrière-pensée que sont périmées ses histoires de tabouret de duchesses et d’étiquette. Le protocole est une arme toujours en usage. Il recouvre des rapports de force et renouvelle sans arrêt ses modalités. La simplicité de mise dans les clubs de vacances a elle aussi ses rigueurs, non moins contraignantes que les courbettes d’antan.
     Vous rappelez-vous la visite du général de Gaulle à Moscou, en 1945 ? Qu’est alors la France, en cette année où ne sont pas encore éteints les soleils glaçants d’Hiroshima ? La France repose presque entièrement, pour sa survie en tant que puissance, sur le caractère et le génie de celui qui la dirige. À la gare, ce matin-là, le Général attend que les ministres soviétiques se montrent à la portière. S’ils y consentent, cela équivaudra à sa reconnaissance officielle en qualité de chef d’État. Sur le quai, les ministres de Staline, en retrait, ne bougent pas, le Général non plus, que l’on imagine en grande tenue dans son wagon, tirant bouffée après bouffée de sa cigarette, car il fume encore. L’attente se prolonge. Serait-ce un train fantôme ? Enfin, l’un des officiels, coiffé de la chapka de rigueur, se détache du groupe, esquisse un pas en direction du marchepied.
     Un point est marqué, une étape franchie, grâce au protocole que Cabanis nous montre chez Saint-Simon dans le déploiement de ses ruses, et de ses meurtres commis en silence, dont les victimes n’ont même pas le droit de crier autour des tables de brelan. Car, pour se désennuyer, on joue gros jeu à Versailles ; et le jeu est encore une forme de l’asservissement d’une caste que, dans l’intérêt du gouvernement, on désarme à force d’oisiveté. Le sceptre de Louis XIV est le râteau du croupier qui ramasse et, quelquefois, pousse vers un provisoire gagnant un argent qui retournera dans le circuit.
     Cabanis nous prépare une seconde révélation. On affirme et on répète que la langue française a subi deux secousses majeures depuis la réforme ordonnée par Richelieu : la première, l’avènement du romantisme dont le cri est la note stridente qui brise le cristal de la coupe de champagne. À force de transparence, à la fin du XVIIIe siècle, la langue courait le risque de se confondre avec le vide. Autre secousse, selon le dogme : celle que provoque l’auteur du Voyage au bout de la nuit, dont on fait grief à Benjamin Crémieux d’en avoir refusé la manuscrit chez Gallimard. Benjamin Crémieux devait mourir sous la torture à Buchenwald. Peut-être son refus signifie-t-il qu’il avait, sur-le-champ, tout compris.
     Grâce à Cabanis, nous constatons que Saint-Simon est bien plus novateur que tant de modernes, qu’il effectue une révolution bien plus durable et heureuse que celle de son neveu Henri, à qui Charlemagne – leur supposé ancêtre – serait apparu en rêve pour l’approuver d’avoir inventé le communisme. La poudre d’or qui sèche ses pages manuscrites à la lumière des bougies, lors de la rumination des années, le duc l’introduit dans les mécanismes grammaticaux. Il présente un mélange unique de libertés et d’archaïsmes, de tours insolites et de parler paysan, d’offenses aux règles de régularité et de clarté, d’utilisation irrégulière des temps, de rapidité comme celle que Voltaire admirait dans le vers de Polyeucte : « Son devoir m’a trahi, mon malheur et mon père. » Il n’est pas jusqu’aux clichés, que Saint-Simon ne rajeunisse. On n’étonne pas en écrivant que l’on jette un regard noir, mais écrire « regarder noir », c’est déjà l’œil de Picasso. Ainsi se justifient dans le cubisme ces mauvais traitements d’apparence, qui font mieux apparaître la vérité intérieure du modèle.
     On ne sort pas de la lecture d’un livre de Cabanis – n’importe lequel – sans éprouver le désir de découvrir les précédents ou les suivants, de remonter jusqu’à la source. On sait qu’un artiste authentique réussit deux choses dans la vie : ne pas la gagner et arranger, d’instinct, les circonstances les plus favorables qui soient à son inspiration. C’est pour décrocher enfin l’amour de sa mère que Balzac travaille, mais, pour cela, il a besoin d’un état d’urgence. Quel meilleur moyen de l’obtenir, qu’en se ruinant à vouloir faire pousser des ananas en Seine-et-Marne ? Le génie, en pareil cas, ne répond qu’à des sommations d’huissier. De son côté, Dostoïevski, qui préfère le casino, en vient à mettre en gage son pantalon pour envoyer, par télégramme, un appel au secours à son éditeur ; sans doute un éditeur doit-il être russe pour être généreux. Cabanis, lui, veut s’assurer les moyens de n’écrire que ce qui lui plaît, il travaille donc en qualité d’expert immobilier auprès des tribunaux ; son rêve romanesque diminue son sommeil. Contre la tradition, il ne monte pas à Paris. À quoi bon ? Des décors sont toujours à portée de main pour n’importe qui, n’importe où. Plus la vie d’un romancier est banale, plus grandes sont les chances que ses histoires aient relief et profondeur. La biographie de Proust ne tient-elle pas dans un carnet de bal ? La Moscou décrite par Dostoïevski a la même étendue que le sixième arrondissement de Paris. Les sœurs Brontë ne pointent le nez hors de leur presbytère que pour regarder le vent passer sur la lande. Infirme, le poète Joë Bousquet ne quitte pas son lit. On ne prétendra pas, ici, que le chiffre quarante épuise toutes les ressources de la psychologie humaine, mais le double ou le triple, oui, peut-être.
     Entre sa ville natale, Toulouse, où il a son bureau, Nollet, sa maison, Bagnères-de-Bigorre, d’inguérissables souvenirs d’enfance, ils sont bien plus nombreux à se soumettre à son investigation. Toulouse, Nollet, Bagnères : à chacun de ces noms correspond l’une des pointes du triangle où s’inscrit son œuvre jusqu’à la fin. Cabanis appartient à une famille mi-bourgeoise, mi-aristrocratique d’une ville qui, sous sa plume, perd sa couleur rose, et paraît s’envelopper, comme montée du fleuve, d’une prégnante brume d’insinuations, de suggestions. Un aïeul en fut le maire, un oncle eut son portrait brossé par Ingres, qui était son ami. Nous sommes dans les meilleures familles qui versaient dans les albums, à chaque génération, des moments de jeunesse ou de satisfaction sociale saisis par des photographes déployant sur leurs épaules des mantilles de veuves. Nous sommes dans la France des secrets de famille, des jardins clos, des repas et des principes réguliers, des rues le long desquelles il y a des charrettes aux bras levés, mais aussi dans la France des Saint-Cyriens et des cavaliers de Saumur qui meurent en gants blancs. Est-ce pour faire plaisir à son père, tel Kafka, qu’il étudia le droit ? Il avait aussi un diplôme de philosophie. Il choisit cependant de s’inscrire au barreau.
     Il ne va jamais loin, l’avocat qui commence par verser cent francs à son premier client, dont le sort l’attendrit, et l’écrivain en herbe annonce son propre avenir par le premier article qu’il publie. Il salue le journal de Léautaud, qui commence à paraître pour le plaisir de mille lecteurs ; cet article, il néglige de se le faire payer. Pour vivre, Cabanis s’est condamné à la fréquentation du seul pouvoir qui ne soit pas soumis à l’élection, et qui est, par là, redoutable : le pouvoir judiciaire. N’ont-ils pas été dupes de sa courtoise indifférence, avocats, magistrats et policiers qui lui procureront des figures à la Daumier ? Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il laisse dire à une malheureuse, que les frasques de son fils conduisent dans les prétoires : « Ce sont des salauds comme les autres. » Cabanis donne toujours à ses personnages le vocabulaire de leur milieu social, en accord avec l’intensité émotive du moment, du moins dans son premier cycle romanesque qui s’est, pour ainsi dire, composé tout seul parce que des figures jusque là secondaires venaient en rêve solliciter un premier rôle pour le récit suivant.
     Inoubliable Benazet, le patron de presse régnant sur une région, et toujours au service du gouvernement en place. Inoubliables Mme Fruitat, tenancière d’une maison de rendez-vous à l’usage des notables, l’abbé Martin, un ecclésiastique affairiste, qui n’a pas son pareil pour capter les héritages, et la richissime Mme de Chartreux, qui passe volontiers les mains sur la poitrine des jeunes femmes à son service et commande à sa lectrice : « Je sors des cabinets. Allez donc tirer la chasse. » La lectrice, c’est Juliette Bonviolle qui apparaît ça et là dans la fresque avant de devenir une héroïne à part entière, avec ses yeux qui ne parviennent plus à sourire parce qu’ils en ont trop vu des hommes et de leurs lâchetés.
     Des scènes de la vie de province, brossées par quelqu’un qui n’a jamais renié l’éducation reçue chez les pères jésuites, ni combattu ce sentiment de culpabilité, qui fait dire que, dans les écoles privées, tous les élèves obtiennent un prix, en vérité, pour beaucoup moins on aurait envie de crier au Mauriac, comme autrefois on criait au loup. Mais on doit se méfier de l’habitude des critiques et des universitaires consistant à accoupler des écrivains du même siècle ; elle aboutit à confier de faux jumeaux à la DASS. Un cousinage de détresse entre Juliette Bonviolle et Thérèse Desqueyroux n’est pas niable, toutefois la ressemblance s’arrête là. Mauriac joue sur un registre plus étendu. Ses doigts parcourent tout le clavier. Cabanis ne mise que sur trois notes. Nous savons qu’il n’en faut pas davantage pour que la chanson de Mackie, de Kurt Weill et Brecht, et la Barcarolle, des Contes d’Hoffmann, soient des chefs-d’œuvre, en raison de leur simplicité concertée, que Cabanis obtient tout de suite. On s’en étonne, parce que, selon la pente usuelle, un débutant donne l’impression d’apprendre à écrire en se figurant qu’il écrit les livres qu’il a déjà lus : tâtonnements, imitation, surabondance, surcharges furent épargnés à Cabanis qui aura fixé d’emblée sa manière. Dans ses romans, arrachés à la nuit, s’éloignait-elle beaucoup des expertises qu’il déposait le jour, en juriste, sur un bureau derrière lequel un important l’avait honoré d’un vague signe de tête à son entrée ?
     Le grand avantage de n’être pas un auteur très lu en raison de sa qualité, c’est de demeurer, de son vivant, ignoré de ses victimes, lesquelles, d’ailleurs, si elles se fussent penchées sur le miroir ainsi tendu, eussent surtout reconnu des visages de proches ou de collègues. Si un auteur chrétien nous est, à Toulouse, littérairement né sur la paille, nous le devons aux persécutions qui démultiplièrent à l’infini celles d’Hérode. Cabanis le confessera quarante ans plus tard, en reprenant le journal intime du garçon qu’il fut. Le garçon qui, à vingt ans, n’était jamais venu à Paris et n’avait pas encore vu la mer : « À compter de juillet 1943, dit-il, je connaîtrais ce que je n’avais pas soupçonné, le travail à l’usine, et à la chaîne, moi qui n’avais été qu’un petit-bourgeois préservé. » Et l’ancien déporté du STO d’ajouter : « Je ferais partie d’un sous-prolétariat sans aucun droit, qui ne peut pas se défendre, comptant et compté pour rien, sinon pour les heures de travail qu’on lui impose, sans recours auprès de personne. » Au sortir d’une adolescence prolongée, douillette, soudain, comme Simone Veil vissant des boulons chez Renault, la découverte du geste que l’on répète à l’infini, de la vie mécanique où, dans l’épuisement du corps, il n’y a plus aucune place pour la pensée. L’âme, la chère âme, ne réussit à prendre son envol qu’à hauteur d’un certain barreau sur l’échelle des loisirs et des salaires. Telle aliénation, on ne l’oubliera jamais, si brillante que soit la suite, le cas échéant. Elle place pour toujours qui l’a subie d’un certain côté de la barrière. La pauvreté, c’est la vieillesse dans la jeunesse, de même que la dépression est la mort dans la vie. Le romancier, s’il en réchappe, en sort fortifié, ayant désappris, à l’école de la douleur, à tisser les phrases comme de roses faveurs et rubans autour de la réalité. Cabanis pouvait donc se frotter aux autres sans craindre de se tacher à leurs peintures.
     Des biographies ? Cabanis préférait dire qu’il composait des portraits. Nous avons salué celui de Saint-Simon. Nous aurions pu retenir celui de Chateaubriand, où nous découvrons que la gloire a un goût de chocolat. Expliquons-nous. L’érudit a déniché ce détail : Mme de Chateaubriand dirigeait 92, rue Denfert-Rochereau une infirmerie qui existe toujours, j’y suis allé. La Vicomtesse, découvre Cabanis, avait imaginé de fabriquer et de vendre du chocolat pour soutenir son action. À condition d’en acheter un kilo, la sœur tourière secouait un cordon. Au premier son de cloche, Chateaubriand, par un réflexe pavlovien, allongeait le pas sous les ombrages et, un journal sous le bras, passait en silence devant l’acquéreur, qui avait payé le spectacle. Quel artiste de l’écriture ferait vendre aujourd’hui au tout-venant un poids tel de friandise qu’il conduirait un médecin soignant le diabète à proscrire sa lecture ?
     Cabanis n’a jamais su qu’il avait décidé un journaliste stagiaire, que je connais bien, à sonner à la porte du pavillon de Marcel Jouhandeau, à La Malmaison. Pour chaque nouveau visiteur, le scénario était immuable ; Jouhandeau, de sa voix de fausset, vous chantait un psaume en s’accompagnant à l’harmonium, avant de feuilleter son album de famille. Il y eut une variante ce jour-là : il sortit d’un tiroir un volume où, sur la photo de couverture, lui-même arborait le petit chapeau de Louis XI, à bords relevés. C’était l’étude qu’il avait inspirée à Cabanis, ce dernier rejoignant dans la louange de Jouhandeau celui qui allait devenir, malgré ou à cause de ses engagements, l’écrivain le plus célèbre de son époque. Et vous aurez reconnu Jean-Paul Sartre. Il est instructif que deux esprits si dissemblables – Sartre et Cabanis – se soient accordés dans l’admiration d’un troisième – Jouhandeau – au nom de la prééminence du style.
     Entre deux incursions dans les œuvres d’autrui, notre solitaire de Toulouse – provincial toujours privé de l’appui du réseau parisien qui fait et défait les légitimités – continuait d’écrire des romans qui à mesure se coloraient d’autobiographie. Par rapport à la mode, ils tombaient mal. Une guerre de religion, pareille à celle dont les échos troublaient Montaigne dans sa librairie, ravageait le pays. Elle aura mobilisé et stérilisé une génération, les réservistes compris. Dans le tumulte, on en arrivait à ceci : que certains, non des moindres, n’écrivaient plus que pour illustrer la théorie selon laquelle il était désormais impossible d’écrire. Tandis que – semblables aux bénévoles qui gênent l’intervention des médecins au chevet du malade, et transforment sa chambre en cabine des Marx Brothers – philosophes, psychanalystes, sociologues et linguistes accouraient pour tâter le pouls de la littérature. Ils la déclaraient incurable. À les écouter, le roman ne survivrait pas une décennie. À les entendre, le procès et la condamnation de la littérature équivalaient à une remise en question du monde, s’inscrivant, en conséquence, dans la dialectique révolutionnaire. À quoi bon inciter l’art à s’interroger sur les moyens à employer ? Il ne cesse de le faire, grâce à l’élan créateur naturel de certains qui prouvent le mouvement en marchant. Car il n’y a que l’originalité qui apporte une réponse. On l’a ou on ne l’a pas. Elle ne résulte pas d’un effort de la volonté. Ces débats nourris d’observations techniques à la portée du premier professeur venu et ce recrutement de cul-de-jatte pour un spectacle de danse appartiennent au passé. Tout comme la crise du sujet en peinture, au siècle précédent. Ils ne se prolongent plus que dans les manuels de classe qui sont l’herbier où, dans le meilleur des cas, nos chimères se dessécheront un jour. Mais avant cela, que d’ouvrages théoriques nous avons dû subir. Leurs auteurs se tenaient dessus avec une solennité de pingouins sur les fragments d’une banquise à la dérive. Rédigés par des mandarins, ils étaient lus et commentés par des confrères. Le bourgeois à la page suivait la bataille d’un œil rond. Depuis qu’il a compris qu’un statut mondain doit se doubler d’un statut d’intellectuel – doublure en vison à l’intérieur du manteau – le bourgeois n’est que bienveillance à l’égard des avant-gardes officielles, et de tout ce qui n’entrera jamais chez lui, sous aucune forme, jamais. Les slogans qu’il entendait à l’époque impressionnaient beaucoup le bourgeois. À bas l’intrigue, à bas les personnages, à bas le plaisir dans la lecture. Le même esprit funèbre et liberticide animait ce général franquiste qui cria en public « Vive la mort », ce qui détermina Miguel de Unamuno à prendre le chemin de l’exil. Quelques-uns d’entre nous, qui en avaient encore l’âge, envisagèrent de contracter un engagement dans la Légion étrangère. La tentation n’effleura pas Cabanis qui, sur ce sujet, avait des idées toutes simples, provenant de l’expérience personnelle. Le roman est le contraire d’un constat. Ce n’est pas parce que la pudeur le retient qu’un auteur ne transcrit pas les faits tels quels – un auteur est toujours sans scrupules. C’est parce que la vérité a besoin d’une dose de mensonge, et d’un accompagnement musical pour se rendre vraisemblable.
     Des écrivains catholiques, nous en eûmes beaucoup – si l’expression signifie quelque chose. Il faut cependant chercher hors de France des parentés pour notre Toulousain et donc le rapprocher de l’Américaine Flannery O’Connor, sa contemporaine, trop tôt disparue, et qui fut la dernière admiration littéraire de Jacques Maritain. Tous deux vivaient à la campagne, entourés d’animaux. Le protestantisme, dans le sud des États-Unis, a isolé la catholique O’Connor autant que l’incrédulité du siècle a sous-estimé Cabanis parce que l’on n’a trop cru que leurs œuvres étaient rythmées par les heures sonnant au clocher. Et, à propos de leur art, ils débouchent sur des conclusions à ce point identiques, que l’on résume une même pensée en affirmant que le romancier catholique n’est pas obligé d’être un saint. Il ne lui est même pas nécessaire d’être catholique, mais il n’est que trop vrai, malheureusement, qu’il est tenu d’être un romancier.
     Au terme de l’existence, pour l’écrivain, le journal intime est la corde qu’il se passe autour du cou ; elle le laissera pantelant devant l’éternité. Dans celui de mon prédécesseur, il y a une scène qui m’obsède : on le voit qui s’apprête à signer un service de presse, à Paris. Soudain, il pose son stylo, il se lève, sort dans la rue, entre à Saint-Thomas tout proche, où il ne trouve personne, se rend dans une deuxième église sans plus de chance, récidive plus loin sans succès et recommence ailleurs, à la limite de la banlieue, il tombe enfin sur un prêtre qui le confesse. Cet homme qui s’enfonce dans la brume d’une ville indifférente, son chien Bricou entre les jambes, cette silhouette qu’une voiture manque de renverser à un carrefour, n’est-ce pas Charlot à la fin du film, et la métaphore de toute vie ?
     Avec Dieu, José Cabanis a-t-il trouvé enfin à qui parler ? N’allons-nous pas, tous, de livre en livre, par des mouvements alternés d’approche et de recul, vers ce secret qui nous pèse, et qui, en même temps, nous constitue ? Mesdames et Messieurs de l’Académie, l’un d’entre vous se rappellera qu’il a cité à Jorge Luis Borges le vers suivant, pour mettre à l’épreuve sa mémoire phénoménale : « Ce moment où je parle est déjà loin de moi. » Et le poète aux yeux éteints hésita quelques secondes avant de réciter du fond de sa nuit la suite, qui est de Boileau.
     Ce moment d’un après-midi de novembre, sans doute l’ai-je trop étiré. Songez à la longueur que je vous évite, s’il eût épuisé ma reconnaissance, mon étonnement d’être des vôtres, et la crainte de devenir, à mon tour, l’objet d’un éloge dans la bouche d’un successeur à une heure que j’ignore, et qui est pourtant fixée quelque part. Mon successeur est déjà sur terre et ne soupçonne pas encore ce qui le guette. Ne partageant pas votre indulgence, il m’aimera sans doute moins que je n’ai aimé mon prédécesseur. Qu’importe, d’ores et déjà, je lui tends la main, comme vous m’avez tendu la vôtre si généreusement.